Marc Janson
PATRICK WALDBERG
LES DEMEURES D’HYPNOS
Éditions de la différence
Date de parution : 1976
MARC JANSON
LE PAYSAGE IRRADIÉ
Par un après-midi d'orage, dans la bibliothèque où sont accrochées trois toiles de Marc Janson d'époques différentes, je réfléchissais sur le sens de cette peinture qui, depuis longtemps, me sollicite et me retient, lorsque me tombèrent sons les yeux ces lignes de Nietzsche: «Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau mi-rafale, silencieux comme un papillon, impatient comme le faucon : quelle patience et quel loisir il a eu aujourd'hui pour pouvoir peser le monde!» Cette pensée aux rayonnements multiples venait à point nommé délier mes entraves de lourdeur et permettre une approche, si feutrée soit-elle, d'une œuvre qui a le rare privilège de concilier lumière, mouvement et silence.
Dans le rêve, l'envol et la chute sont également ouatés, insonores, comme le sont les autres épisodes de son action, quelles que soient la vitesse de son déroulement et la violence de ses images. Les compositions de Marc Janson, toujours ascensionnelles et fréquemment tourbillonnaires, ont cette particularité de conserver, en dépit des affrontements et des chocs des forces opposées qu'elles mettent en présence, le silence onirique propre aux œuvres hermétistes ou métaphysiques. C'est là sans doute la caractéristique de cette peinture : l’association de l'aérien, du léger, du mobile et d'un sentiment de suspens, d'arrêt du temps qui confère au spectacle proposé sa valeur de signe. L'admirable suggestion poétique de Nietzche. «mi-vaisseau mi-rafale», opposant â la fureur désordonnée des vents la sérénité du navire glissant sur les eaux, prend ici toute sa dimension plastique, de même que la conjonction du «silence» et de l' «impatience», puisqu'il s'agit bien, dans le rêve sans cesse approfondi que nous livre Marc Janson, d'une semblable confrontation des contraires.
La ligne d'horizon est rarement absente des tableaux de Marc Janson, encore qu'elle ne soit visible, le plus souvent, qu'à l’occident et à l'orient de la toile, quitte à réapparaître ici et là, en tels endroits de la partie médiane. Cette ligne frontière entre sol et ciel se perd dans les lointains et suggère tout un territoire caché, vague, d'une topographie que l'on devine proche des plages infinies de Tanguy, mais dont les points de repère disparaissent derrière le surgissement en forme de trombe où s'inscrit la vision du peintre. Chaque tableau, en effet, offre au regard une manifestation qui prend naissance au ras du sol, tout près du spectateur, puis s'élève, s'étend et s'amplifie jusqu'à occuper la majeure partie de l’espace et se constituer en une sorte de microcosme obéissant à des lois indépendantes, où les conflits et les fêtes de notre monde se transcrivent en vols de flèches et de flammes.
Cet envahissement visionnaire prend parfois la forme d'un essaim, - non point d'abeilles mais de lucioles - comme c'est le cas dans le petit tableau que j'ai sous les yeux, intitulé À travers les sauts (1967), et dans toute la série qui marque cette période. Dans un format plus grand qui a pour titre Mûrir, mûrir au cœur des flèches (1964), la masse ascensionnelle semble constituée de plumes et de copeaux que brasse un appel d'air spiraloïde et dont l’entrechoc engendre des flammèches scintillantes. À contempler ce tableau, il m'est arrivé d'y découvrir une scène de bataille mettant en présence des paladins à cuirasses et à heaumes emplumés, un peu comme celle que décrit Italo Calvino dans le Chevalier inexistant.
Rien, au demeurant, dans cette peinture, ne rappelle la figure humaine ni les objets de notre perception, sinon cette ligne d'horizon déjà mentionnée qui, au moins, situe la scène représentée dans un monde terraqué, que l’on suppose de la même nature que le nôtre. Par cette localisation essentielle, les œuvres de Marc Janson échappent à la qualification purement rétinienne de certaines démarches abstraites, simple fête du regard, oubliées dès que l'on s’éloigne pour accéder à la vertu des grands mirages mentaux tels ceux qui éclosent dans la vision des poètes. En deçà de l’horizon, à portée de la main, le mirage se forme dans un mouvement de rafale qu'illuminent les éclairs des épées croisées et les tisons des feux follets en furie.
Voilà qui nous rapproche encore des «longs silences illuminés» dont parle Zarathoustra et de cette qualité de transparence du ciel d’hiver, du ciel des hauteurs qui «laisse parfois même le soleil dans le silence». Marc Janson a passé plus de dix années dans le silence de la haute montagne où s'est singulièrement aiguisée sa faculté de regard. Il a médité l’œuvre des poètes ses frères dont maintes images furent, pour lui des tremplins pour le saut en direction de la face cachée de l’être. L'automatisme à quoi il s’adonne, et qui allie l’abandon au sondage est aujourd’hui soutenu par une maîtrise de ses moyens manuels qui l’autorise aux dramatisations les plus subtilement diversifiées. C’est ainsi que virent le jour les grands formats verticaux, ses œuvres les plus récentes, dont les jardins d Hamilcar et l'Aleph de Jorge-Luis Borgès sont les points culminants. Ici la somptuosité des couleurs et la qualité quasi-organique des réseaux pigmentaires qui s'y enchevêtrent feraient penser à quelque mystère lovecraftien, où les mouvements des formes jamais vues sont en fin de compte identifiés à de très anciennes puissances innommées, dont l’humanité aurait perdu le secret.
Je ne sais plus quel romantique allemand disait: «De puissantes étincelles sommeillent au cœur de notre jeunesse». Le privilège de Marc Janson aura été d'éveiller en son cœur la chaleur de ces étincelles et de les projeter à vif dans ses œuvres qui sont aujourd’hui, à mes yeux, ce que l’esprit surréaliste peut susciter de plus neuf, de plus pur et de plus vrai.
La rêverie ascensionnelle de Marc Janson l’entraîne, semble-t-il, au sein de l'éther, vers les confins silencieux où ne s'aventurent plus que les frisures de quelques stratus égarés. Que voit-il donc là-haut ? Un physicien sérieux nous enseignait récemment qu'il n'y a rien à attendre du ciel. Il ne se passe là que noir grabuge, agitation vaine, mélange et conflits de poussières. vide et vibrionnisme décevant. Mieux vaut, ajoutait ce savant, fixer nos regards sur la terre qui, elle, peut être soumise à nos lois. Insoucieux de cette vue pessimiste, Marc Janson monte, monte, nœud après nœud, la corde imaginaire. Menuisier de son ciel intérieur, il en rabote les nuages qui s'écaillent en scintillants copeaux et s'ajourent de «piqures d'éclairs» selon la belle image qu'il a empruntée à Villiers. Nos physiciens crieraient volontiers à l'imposture, mais la leur est-elle moins flagrante, à long terme ? Et la pire n'est-elle pas celle de l'auteur de ces lignes, qui aggrave de jeux de mots les jeux de formes et de couleurs ? Le jardin mental où Marc Janson trace et ennuage sa marelle retient mon attention. Je le regarde avec plaisir lorsqu'il y pousse - sans empiéter sur la ligne - le palet des mirages.
«Le seigneur dont l’oracle est à Delphes ne dit pas, ne parle pas et ne dissimule pas : il fait signe.» A ce fragment d'Héraclite semblent se référer un certain nombre d'artistes de notre temps qui, tournant le dos à l'expression discursive, s'efforcent, par une appréhension immédiate, de retrouver la voix oraculaire. L'interrogation à laquelle ils nous reportent est celle qui concerne l‘ambiguïté du vrai. «L'Être aime à se cacher», dit encore le sage d'Ephèse. Et nous savons que «dévoilement» et «révélation», aux sens apparemment contraires, sont le panneton et l’anneau d'une même clé qui ouvre les voies de la connaissance. Le philosophe-jongleur des chemins qui ne mènent nulle part résume cette contradiction ainsi : «l'Être est le dévoilement se voilant lui-même».
Peut-être est-il trop tôt pour savoir ce que «dévoile» ou «révèle» la peinture de Marc Janson ; peut-être la réalité mise à jour par cette peinture demeurera-t-elle à jamais énigmatique ; peut-être encore n’y at-il en peinture ; comme en toute autre forme d’art, d’autre issue que de lentes et incertaines approches de l'Être, lequel resterait par essence, inaccessible. Du moins est-il possible d'indiquer le sens du mouvement qui anime l'art de ce jeune peintre, que son ingénuité et sa constance signalent à notre attention.
Parlant de ses toiles récentes, Marc Janson nous écrivait ceci : «Elles sont plus monochromes, gris, gris bleu, ocre, ou parfois, couleur du radeau de la méduse, de plus en plus piquées, striées, traversées de brèves et minces écritures grises, blanches, noires qui tournent et montent, bref c'est toujours ascensionnel mais les banderilles pleuvent». C'est là fort bien résumer le mouvement élémental, tourbillonnaire de ces compositions luminescentes où saignent, ici et là, des blessures de phosphore, vols de lucioles égarées dans les limbes.
Fruit d'une imagination diffluente, la peinture de Marc Janson prend pour tremplin la poésie. Ses titres, à cet égard, sont significatifs. A Nietzsche, il empruntera : Une Épée et cent Désirs, Chasseur de derrière les nuées, ou bien Flèches tonnantes ; à Tzara, Où boivent les Loups, Pièges en Herbe, ou encore Mûrir, mûrir au Cœur des flèches, et ainsi de suite. De son propre aveu, de telles images lui tiennent lieu d'aphrodisiaque. Nous retiendrons, quant à nous la récurrence de termes tels que «chasseur», «piège», «épée», «loup», «flèches», qui nous replacent aux temps anciens de la vénerie.
Chevauchant son alezan harnaché de nuées, de ses pinceaux lancéolés, Marc Janson, tel Saint Julien avant qu’il ne soit l'Hospitalier, court le renard du doute jusqu'aux tanières où, loin de l’œil, se cache et se dévoile le Réel, en son fabuleux et éternel strip-tease.
Patrick WALDBERG