Charles Lapicque

Raymond Picaud et Charles Lapicque
Raymond Picaud et Charles Lapicque
à la galerie Verrière, Lyon, mars, 1970

 

Peinture et Tapisserie

Les arts réputés « mineurs » ont toujours été, de ma part, l’objet d’une tendre prédilection. Dès ma jeunesse, j’allais passer d’interminables moments devant les vitraux de la Sainte Chapelle, les émaux champlevés du Musée de Cluny, les faïences de la collection Doisteau au Musée des Arts Décoratifs. La Tapisserie se révéla capitale vers 1930, brusquement et pour toujours. Je me revois tombant en arrêt devant un tissage au décor Bérain du Pavillon de Marsan ; puis bouleversé par les « Bûcherons dans la forêt », accrochés dans le même local. La « Dame à la Licorne », de Cluny, me devint également chère et, peu à peu, des quantités d’autres ouvrages tissés.

Cette attirance pour des productions si anciennes paraître étrange, peut-être, chez un artiste dont l’ambition, claire ou obscure, consciente ou non, ne pouvait être évidemment que de produire une œuvre dont la nouveauté fasse honneur à son siècle. Mais nul n’est tenu de partir de la « table rase » et l’on voit plutôt que tous les créateurs authentiques ont été stimulés par leur admiration pour certaines entreprises des hommes qui les ont précédés. Il faut, en d’autres termes, se nourrir de quelque chose : Cézanne a fabriqué du Cézanne en assimilant Poussin, comme le chien fabrique des muscles de chien en digérant de la viande de bœuf. Ceux qui rejettent la totalité du passé prouvent seulement la déficience de leurs fonctions stomacales.

Il est pourtant difficile à un novateur de s’inspirer des œuvres qui l’ont précédé de trop près, car il faut rompre les liens de la filiation naturelle et vécue avant d’amorcer une démarche personnellement créatrice. L’Art relève de l’Esprit, royaume dont l’entrée nous est ouverte par ce commandement du divin Sauveur : « Quitte ton père et ta mère… ». Or, notre adolescence avait été bercée par l’enthousiasme d’une génération dont la hardiesse moderniste s’arrêtait, selon les cas, aux toiles impressionnistes, aux peintures fauves, aux papiers collés du cubisme naissant, toutes catégories relevant de la plus ou moins récente peinture de chevalet sans qu’il soit jamais question d’aucune œuvre artisanale.

La cause de ce mépris était simple : les arts mineurs avaient subi une telle éclipse depuis un siècle et davantage que l’amateur « avancé » ne pouvait les glisser au compte créditeur de son orgueil. C’est donc en vert même de leur ancienneté que les pièces artisanales choyées par nos regards pouvaient constituer le ferment d’une action novatrice. Par nos secrètes et jubilantes incursions devant l’« Apocalypse d’Angers » ou les tentures du « Trésor de Reims », nous franchissions vertigineusement les siècles, nous échappions aux adhérences de la modernité historique pour nous approcher de la réminiscence intemporelle, principe de la modernité absolue.

On dit que Mozart enfant demandait à chaque personne rencontrée : « M’aimez-vous, m’aimez-vous bien ? ». L’interrogation que je lançais aux tapisseries d’autrefois étais bien voisine : « Malgré votre splendeur, votre prestigieuse distance, permettez-vous que je vous aime ? ». Elles le permirent et m’accordèrent en retour un privilège inappréciable : celui de concevoir, à force de sympathie pour leur rigueur laineuse, une peinture qu’on n’avait encore jamais vue et qui, à ce titre, accédait tout naturellement à l’actualité.

On comprendra maintenant qu’après avoir fondé une peinture sur l’amour de la Tapisserie, il était pour moi relativement facile, et bien tentant, de bâtir une Tapisserie qui soit fidèle à ma peinture. L’aventure ne démentit pas ces prémices favorables et c’est avec un accroissement de joie qu’à partir de 1961, déclenché par les circonstances, j’ajoutai à mes activités antérieures celle de peintre-cartonnier.

Plusieurs surprises m’attendaient cependant, toutes fort agréables. Je pensais rencontrer de multiples difficultés, fécondes peut-être, mais astreignantes, dans ce qu’on appelle ordinairement « les rapports du peintre et du lissier ». Il n’en fut rien. Que ce soit par la technique du « petit point » ou celle de la lisse, à Paris, à Felletin ou Aubusson, je n’ai trouvé sur ma route que des personnes si qualifiées et si ardentes qu’en leur confiant mon carton j’étais sûr qu’elles recevaient aussi mon inspiration. Cette Inspiration, toutefois, ne trouve sa forme sensible qu’à la fin du tissage, attendu que mon carton d’exécution, comme il se doit, consiste en un cloisonnement linéaire abstrait rempli seulement des numéros des laines. On devine alors mon émotion lorsque la pièce « tombe du métier ». Aucune œuvre réalisée de mes propres mains ne peut me donner l’exaltation que j’éprouve à contempler cet ouvrage que j’ai conçu mais que je « vois » pour la première fois.

Si j’étais Dieu le Père, j’annihilerais mes facultés d’imagination visuelle pendant la conception créatrice, afin d’égaler, au moment de l’incarnation des créatures, l’intensité de cette révélation du visible que le maître-lissier vient offrir à l’artiste-cartonnier.

 

Charles LAPICQUE