Marc Janson
Roland Barthes
Préface au catalogue de l’exposition
« Marc Janson »
février 1964, Galerie Weiller,
in Œuvres complètes,
tome 1 (1942-1965) Paris, Éditions du Seuil.
Les peintures de Marc Janson constituent dans leur suite une forme que la musique est seule d’ordinaire à connaître : le thème et variations. Une subtilité s’ajoute ici : il n’y a pas de thème, rien que des variations et c’est la somme de ces variations qui désigne à la conscience une sorte d’idée à la fois persistante et éparse, claire et tremblée, conceptuelle (puisqu’il faut l’abstraire de la suite des œuvres) et cependant contingente (puisque chaque toile est un objet fini). Exposer ces œuvres n’est donc pas seulement présenter un travail, un itinéraire, une variété ; bref témoigner d’une recherche, c’est aussi faire comprendre avec insistance ce qui est cherché.
Ce qui est cherché, c’est d’abord, semble-t-il, - mais le mot est tout de suite trop matériel – une certaine idée de l’efflorescence ; cependant l’efflorescence est ici non seulement sans support (rien, à la lettre, ne s’épanouit) mais encore et surtout sans fond ; l’objet ne se détache pas d’un vague néant, c’est toute la peinture qui s’enroule ; on dirait que cette efflorescence – dont on avait cru avoir une idée sûre et comme immédiate – se porte à la limite de son propre concept ; par exemple, loin d’être des figurations ascensionnelles, animées d’un mouvement d’envol, comme on y est habitué dans toute la mythologie florale, les formes de Janson ne montent ni même ne flottent ; elles ont la fermeté de position (en dépit de leur animation très délicate) d’objets saisis par une sorte de lévitation, qui les maintient dans l’espace sans aucun obstacle, parce qu’étant elles-mêmes l’espace, elles n’ont nullement à le vaincre ou à l’utiliser. On voit ainsi s’amorcer l’idée d’une forme – l’efflorescence – qui cherche ses limites et accepte de détruire ses attributs en quelque sorte naturels.
Autre dialectique, dans les peintures de Marc Janson : le rêve et, simultanément, la destruction de l’anecdote. Ces formes veulent dire quelque chose, elles nous disent d’une façon pressante : tu brûles, on est toujours au bord de les nommer – mais on ne les nomme jamais. Ce quelque chose qui veut être dit et qui veut être tu n’est pas un objet (la déformation de l’objet ne suffit à définir aucune peinture, tant elle est générale) mais plutôt une « histoire » en sorte que la toile apparaît comme la citation abstraite d’une « scène » dont on ne sait évidemment si elle est mythologique, historique, naturiste, intimiste, etc. On « pense » aux grandes figurations classiques, c’est-à-dire, en somme, aux tableaux titrés, mais la certitude d’une référence et l’incertitude de son contenu forment un seul mouvement qui suspend le sens – sans cependant le faire jamais verser dans le non-sens (qui serait d’ailleurs encore un sens) ; la toile a ici une fonction poétique, non pas au sens approximatif où elle illustrerait esthétiquement un récit ou un sentiment, mais au sens exact où, à l’instar d’un poème moderne, elle fait de l’image (du mot) quelque chose d’absolument connu et d’infiniment inconnu.
Ces exemples de « duplicité » font comprendre que ce qui est cherché dans les peintures de Janson, c’est un jeu de sens. Dans chacune de ces œuvres, le sens est là, il frappe à la porte de la mémoire : mémoire culturelle (Janson semble citer sans cesse quelque peintre du XVIIIe ou du XIXe siècle et sa peinture, par le procès d’abstraction variée qui la caractérise, est une citation des citations) et mémoire naturelle, car les formes-femmes, qui prédominent, semblent remonter d’une histoire très ancienne et comme mythique de l’âme humaine. Ce double sens est posé à travers un certain théâtre, une sorte d’illustration issue de l’ancien opéra, comme le rappelle la connotation ironiquement décorative des couleurs, à la fois fragiles et définitives. Mais ce sens posé – et c’est là, sans doute, que commencent véritablement les peintures de Janson – ce sens ne s’accomplit jamais, il fuit – à travers l’entêtement même de la peinture – et met, si l’on peut dire toute sa rigueur à fuir : l’image ne se défait jamais, c’est le sens qui se défait ; paradoxe d’autant plus risqué (mais tenu) que l’image elle-même semble jouer ici avec sa propre défection, mais prend bien soin, dans ce jeu, d’engendrer une autre image, celle-là impérieuse.
Or, si elle est vraiment un art du sens posé et déçu, la peinture de Marc Janson a une grande affinité avec tout ce qui se cherche aujourd’hui dans d’autres arts, comme le cinéma et la littérature, et elle participe profondément à la définition d’une nouvelle modernité – bien que cette recherche ne cesse de s’accomplir, comme il se doit, dans la solitude la plus complète, à travers les voies incorruptibles de la peinture.
Roland Barthes